La question de la transmission psychique est en débat depuis Freud mais se pose depuis l’Antiquité. Elle semble avoir trouvé, ces dernières années, un nouvel essor en psychanalyse, et de nombreux travaux lui sont consacrés, particulièrement ceux concernant l’articulation de la réalité psychique du sujet singulier et de la réalité psychique du groupe.

Après quelques errances du côté de la recherche d’une causalité de certaines manifestations psychopathologiques, c’est vers la transmission de la vie psychique que se portent les recherches, vers la continuité, la succession et l’articulation de la vie psychique – voire de l’inconscient – entre les espaces et les temps singuliers et groupaux.

L’inscription du sujet dans une « chaîne » dont il est un « maillon » et à laquelle il est assujetti, la structuration du sujet singulier et son développement psychique en rapport avec ce dont il se constitue héritier et qui lui est transmis, son appartenance à un groupe et les nécessaires formations intermédiaires qui articulent les différents espaces psychiques des sujets et du groupe : toutes ces interrogations et bien d’autres abordent la question de la transmission et impliquent « la précession du sujet par plus d’un autre » (comme le dit René Kaës) et la nécessité pour lui d’être héritier obligé, bénéficiaire, mais aussi acquéreur, voire créateur de ce qui lui a été transmis.

Mais notre préhistoire n’est pas toujours du passé et la généalogie, parfois, mélange les temps et les espaces, se trompe de génération, se répète, confond les sujets. Et certains ancêtres, on le sait, perturbent la vie de leurs descendants.

Parler de la transmission, c’est parler du temps qui s’écoule. Mais de quel temps ? Celui de chacun ou celui de plusieurs ensemble ? Le temps d’avant, le temps présent, le temps à venir ?

Saint Augustin avait une conception fort intéressante du temps : « Il y a, disait-il, trois temps : un présent de choses passées, un présent de choses présentes et un présent de choses futures ; le présent des choses passées c’est la mémoire, le présent des choses présentes c’est la perception directe, et le présent des choses futures c’est l’attente ». Cette conception d’un « présent-composé » nous intéresse et n’est peut-être pas très éloignée de l’atemporalité de l’inconscient.

Parfois, l’organisation du « présent-composé » pour un sujet ou pour plusieurs ensemble est perturbée, mise en défaut, et cela concerne la transmission. Chacun, mais aussi chaque groupe, a en effet pour tâche, au travers d’expériences multiples et nouvelles, de construire, organiser et transformer certains héritages non élaborés, laissés en l’état, et qui, par les répétitions anachroniques qu’impose l’inconscient, infiltrent le présent. C’est le travail de la psyché.

Lorsque cette tâche individuelle ou groupale est impossible, le travail psychanalytique, par l’établissement d’appareils psychiques appropriés, cherche à rétablir l’organisation des trois temps du présent et la reprise de l’élaboration. C’est le projet de la Thérapie Familiale Psychanalytique (TFP).

Je vous propose de partir à l’aventure de la clinique des TFP et de ce qui, dans cet espace privilégié, nous surprend, nous interroge, sur lequel nous butons souvent et qui paraît issu d’un autre lieu et d’un autre temps.

Le matériel mobilisé et se manifestant à l’écoute des familles dans les cures de TFP est parfois incongru, bouleversant, inhabituel par rapport à d’autres types de cures, peu classique en tout cas. Nous avons accès à certains aspects, certaines zones jusqu’ici inviolées de l’inconscient, et la mise à disposition de nos propres « archives familiales » est sollicitée dans le présent-composé des séances. Cette particularité de la TFP est en rapport avec les questions posées par la « transmission de la vie psychique » ; nous allons tenter d’en poser quelques jalons.

La TFP pourrait être le lieu où va se ré-élaborer, ou tout simplement s’élaborer, ce qui du passé ne peut se (re)présenter. Rien de nouveau en fait puisque la psychanalyse insiste à fouiller l’avant pour trouver une explication de l’après. Mais ici, ce travail concerne une famille.

Après avoir abordé quelques aspects de la transmission psychique entre les générations, dans son rapport au groupe familial et aux sujets qui le composent, et en fonction de différents moments de ce processus, nous tenterons de repérer l’utilisation que la famille fait du groupe de TFP et des thérapeutes, comme lieu d’accueil et de dépôt, de répétition et parfois d’élaboration de certaines formations issues du négatif de la transmission psychique ; nous nous arrêterons enfin sur le travail spécifique du et dans le contre-transfert pour ce type de matériel. Des vignettes cliniques éclaireront ces différents points.

 

 

QUELQUES PRÉCISIONS

Mais auparavant, je vous propose quelques précisions concernant certaines notions telles que nous les comprenons. Il s’agit: du groupe familial ; de l’indication d’une TFP ; du groupe de TFP.


Le groupe familial

l. Ce n’est pas un groupe comme les autres, faut-il le rappeler. Sa spécificité tient à sa structure (liens d’alliance, liens de filiation, liens de fraternité) et aux enjeux de ses fondements. Son organisation, ses fonctions et sa finalité (qui est de se perpétuer) en font un groupe particulier, qualifié de primaire.

2. La situation de groupe de la famille définit un espace psychique complexe composé des instances intrapsychiques de chacun mobilisées par la situation de groupe, et de formations et processus spécifiques de l’inter et de la transsubjectivité. L’articulation et l’agencement de ces différents espaces psychiques hétérogènes peuvent être pensés à partir de l’hypothèse de l’Appareil Psychique Groupal (APG) de la famille, ou Appareil Psychique Familial (APF). Cet espace psychique composite et complexe définit son enveloppe avec ses fonctions de constitution et d’élaboration, enveloppe qui permet que s’organise un espace et un temps propres. Constituée à partir de la rencontre et de l’alliance du couple, elle trouve sa source dans la généalogie des deux partenaires à partir des trous, des failles, des ratés de la filiation de chacun, ce qui nous a amenés à parler d’enveloppe généalogique familiale.

3. La réalité psychique du groupe familial et des sujets qui le composent, les formations et les processus de l’inconscient qui sont mobilisés, se déploient et se constituent dans cet espace sont en rapport avec les caractéristiques de ce groupe. La famille implique la notion de génération et impose la bisexualité. En particulier alliance, pactes et contrats inconscients par lesquels s’organisent les liens du groupe sont déterminés, dans le groupe familial plus que dans tout autre, par la nécessité de la continuité générationnelle dont la famille assure un « passage obligé »

4. Le projet du groupe familial est de transmettre l’héritage psychique acquis et fondateur de chacun et ensemble, et de se perpétuer, en donnant la Vie au-delà des morts, tout en conservant son identité, son « âme », ceci grâce et au travers des générations et des alliances. C’est dire que la question de la transmission psychique est centrale dans le groupe familial et concerne chacun et ensemble dans des rapports générationnels et groupaux. La famille est le lieu et l’appareil de la transmission psychique (comme le précisent Françoise Aubertel et Francine Fustier).

5. Enfin, l’existence de chacun dans le groupe familial est fondée sur la place offerte et prise dans la chaîne des générations, par rapport à ceux qui l’ont précédé et qui ne sont plus, se sont tus, dans un héritage qu’il a à gérer, à acquérir et à transmettre – et dépend bien sûr de son dégagement possible de cette place.

6. La vie de la famille est émaillée de moments critiques que sont les naissances, les morts et les départs, mais aussi tout changement imposé de l’intérieur ou de l’extérieur, et a fortiori les événements traumatiques.

Ces moments critiques suscitent des regroupements, des échanges inhabituels (nombre de secrets sont dévoilés à l’occasion d’un décès, par exemple) et la transmission d’objets familiaux concrets, parfois seuls résidus chargés du poids de l’histoire, mais non du sens. De nombreux rituels familiaux accompagnent et contiennent ces moments critiques, aident à gérer le bouleversement émotionnel et assurent le réancrage de chacun et de tous ensemble dans les mythes des origines. Ces moments font date et marquent l’histoire de la famille.

 

Indication de TFA

Tout ce que nous venons d’évoquer met en évidence les rapports qui existent entre transmission psychique et dysfonctionnement de l’appareil psychique familial (APF) sur lequel je ne m’arrêterai pas. Ce dysfonctionnement se manifeste aux niveaux intersubjectif (troubles de la relation et de la communication), intrapsychique chez un ou plusieurs membres de la famille, et transpsychique (partie commune et indifférenciée du groupe) ; il s’agit avant tout d’une pathologie des liens, qui s’exprime dans signes de « souffrance familiale » :

– perte de la cohésion familiale ou relation fusionnelle avec confusion des espaces psychiques ;

– abolition des limites et des différences (pathologie des enveloppes et indifférenciation) ;

– défauts ou défaillances des formations intermédiaires entre le groupe et les sujets du groupe ;

– perturbation de la chaîne associative familiale, avec censures, ruptures, discours opératoire, a-fantasmatique ;

– perte de la mémoire et de l’histoire ou de parties d’histoires pouvant aller jusqu’au fantasme d’auto-engendrement, avec télescopage ou inversion des générations ;

– et divers symptômes individuels somatiques et/ou psychiques, un des sujets du groupe « s’offrant », en quelque sorte, à porter au nom de tous, l’impossible articulation entre les sujets et le groupe. Nous connaissons ces signes de la « souffrance familiale » qui nous amènent à poser une indication de TFP.

 

Le groupe de TFP

Je terminerai ces précisions par quelques réflexions sur le groupe de TFP.

1. Nous allons donc proposer de constituer un groupe thérapeutique avec le groupe familial. Ce que j’ai proposé d’appeler le « néo-groupe ». Le groupe de TFP est lui aussi un groupe particulier constitué par la famille et les thérapeutes. C’est à la fois un groupe primaire avec ses liens spécifiques, et un groupe secondaire avec un double niveau d’affiliation :

– celle de chacun des participants (membres du groupe familial et thérapeutes) au groupe constitué ;

– celle de groupe à groupe (famille et groupe des thérapeutes). On propose un groupe au groupe familial.

Il s’agit d’un dispositif groupal complexe et d’une alliance thérapeutique faite sur deux filiations : celles de la famille, celle des psychanalystes. Les deux niveaux d’affiliation représentent peut-être le bigénérationnel et le groupal dans le groupe, et c’est sur eux que vont s’étayer et se construire l’écart intergénérationnel et l’APF. C’est dans cet espace que vont se mettre en place les conditions d’un travail thérapeutique fondé sur l’écoute psychanalytique de la chaîne associative qui se développe dans le néo-groupe.

Ainsi, proposer une TFP, c’est proposer une situation de groupe à la famille et à chacun de ses membres, et mettre en place les conditions d’un travail psychanalytique tel qu’il a été précisé par ailleurs. Le dispositif groupal complexe du néo-groupe permet qu’advienne et se fasse une expérience spécifique de l’inconscient en rapport avec les enjeux fondateurs du groupe. Le cadre de TFP sélectionne, privilégie certaines formations et certains processus psychiques, et nous confronte aux alliances inconscientes du groupe. Parmi tous ces éléments mobilisés se retrouvent particulièrement ceux issus de la transmission psychique.

 

2. Le projet thérapeutique est de permettre à chacun ici d’être sujet dans le groupe et sujet du groupe, tout en restant membre de la famille. La spécificité de l’écoute psychanalytique dans cette situation et dans ces conditions permet l’abord et le travail des formations de la transmission psychique, celles apportées par chacun des participants, ainsi que celles apportées par la famille, dont les effets se manifestent dans l’espace et les liens du néo-groupe.

Le groupe de thérapie va donc assurer continuité et mutation pour chacun des participants et pour l’ensemble, dans l’ordre de la transmission psychique, de ce qui fait défaut, de ce qui manque, de ce qui aliène, de ce qui ne peut s’inscrire – continuité et mutation rendues possibles par l’intermédiaire du contrat thérapeutique et les liens du transfert. C’est le destin du négatif de la transmission qui est en jeu, de ce qui se transmet mais n’a pu et ne peut être transformé. La TFP peut ainsi apparaître comme un processus de ré-étayage groupal.

Ce qui est déposé et/ou mis en jeu dans cet espace psychique groupal, fondé sur une rencontre et un « impensé » en écho de part et d’autre, va pouvoir bénéficier des processus psychiques groupaux, et particulièrement des processus de transformation, de mythopoïèse, favorisant l’élaboration et la circulation fantasmatiques à l’intérieur du groupe, nécessaires aux processus d’individuation.

 

LA TRANSMISSION PSYCHIQUE

Je l’aborderai sous l’angle de la transmission, puis de l’héritage.

 

La transmission

La transmission psychique entre et au travers des générations est en rapport avec le mythe du progrès, un des mythes fondateurs et fondamentaux de notre société, signant continuité et évolution pour chaque individu et pour l’ensemble de la société. Traditions et cultures assurent en partie la continuité d’une génération à l’autre, l’évolution progressive concerne plus particulièrement la transmission psychique. Quelles en sont les modalités ?

 

l. Transmettre, c’est faire passer un objet, une pensée, une histoire, des affects…, d’une personne à une autre, d’un groupe à un autre, d’une génération à une autre. Ceci implique que ce qui est transmis quitte l’un pour l’autre, qu’il y ait écart et lien entre le « transmetteur » et le « récepteur », accueil et appropriation par l’acquéreur, voire l’héritier, mais aussi éventuellement modification de ce qui est transmis, en fonction des intermédiaires susceptibles d’intervenir dans cette transmission. Le sujet est bénéficiaire, héritier, serviteur obligé, mais aussi acquéreur singulier de ce qui est transmis.

Il s’agit d’un travail psychique qui concerne le sujet singulier et le groupe. Les processus de la transmission impliquent des liaisons à et entre les différents niveaux intrapsychiques et intersubjectifs par l’intermédiaire du groupe, des agencements et des appareillages des formations psychiques mobilisées favorisant des transformations, tout ceci amenant une différenciation, une évolution entre ce qui est transmis et ce qui est hérité puis acquis. Ce travail permet à chaque génération de se situer par rapport aux autres, inscrit chaque sujet dans une chaîne et un groupe, ou des groupes, fonde sa propre subjectivité, constituant son histoire et le rendant propriétaire de son héritage. La transmission psychique intergénérationnelle est un travail de liaisons et de transformations.

Mais tout ce travail peut faire défaut, et la transmission psychique peut alors être aliénante et non structurante ; ce qui est transmis sans écart et sans liens, sans transformation, traverse les générations et s’impose à l’état brut aux descendants. Nous avons à interroger les formes, les processus et les effets de la transmission inconsciente à partir de manifestations repérables dans l’espace de la cure de TFP.

 

2. Il y a une « urgence » à transmettre (René Kaës). Je dirai une obligation à transmettre, en rapport avec la continuité évolutive d’une génération à l’autre, ce qui permet à chacune de ne pas repartir à zéro, et à chacun d’arriver dans la vie, prenant place à la suite d’un et de plusieurs autres, avec un héritage : ce qui implique la notion de progrès.

Une génération ne peut exister sans celle qui la précède et se doit d’en créer une autre afin de perpétuer la Vie au-delà de sa disparition. Car c’est avant tout la Vie qu’il y a à transmettre et qui fait l’urgence impérieuse de ce travail. Sans compter que, depuis longtemps, nous savons que ce qui ne peut être hébergé chez un sujet ou un groupe est « confié » à un autre ou à des autres, c’est-à-dire transmis.

Ainsi peuvent être définies deux modalités de la transmission psychique, transmission intergénérationnelle, où le passage d’une génération à l’autre s’accompagne d’une modification de ce qui est transmis, et transmission transgénérationnelle, où ce qui est transmis ne peut bénéficier de modifications permettant son intégration psychique. « Ce que tu as hérité de tes pères, nous disait Goethe, afin de le posséder, acquiers-le. » Mais parfois nous ne pouvons acquérir l’héritage de nos pères et nous avons à charge ce que nous ne pouvons posséder.

Rien ne peut échapper à être transmis sous une forme ou une autre. Aucune faute, aucune transgression, aucune mort, aucun délit, avec leur charge de culpabilité et de honte, ne peuvent être abolis ; obligés d’être transmis y compris avec les empêchements, les interdits, les mécanismes de défense qu’ils suscitent, et mis en place pour éviter que soit connu, su ou dit ce qui aurait dû ne pas être, ce qui fut traumatique ; c’est-à-dire ces événements qui ont fait irruption, à un moment donné de l’histoire, par effraction des pare-excitations psychiques individuels et groupaux, mettant en échec les formations et les processus susceptibles de les métaboliser, de les rendre pensables, de les intégrer dans une psyché et dans une histoire.

 

3. Ce qui sera alors transmis sera la trace de ce qui s’est passé et n’a pu être pensé, avec son cortège d’effroi, de honte et d’interdits. Il s’agit là de :

– transmission transgénérationnelle, au travers des générations et non entre les générations ;

– violence de ce type de transmission imposée, entraînant l’aliénation du sujet qui se trouve avoir à charge une partie non explicite et non accessible de l’histoire d’un autre ;

– transmission directe, sans liens, sans espace de reprise et de transformation, correspondant à une continuité sans modification, par répétition des événements vécus ;

– transmission de formes psychiques négatives, au sens d’irreprésentables ou irreprésentées, avec leur fonction déliante et aliénante, venant faire rupture dans l’associativité individuelle et groupale. C’est l’appareil de transformation de la famille qui fait défaut ou qui est mis en défaut, affectant le sujet singulier et l’intersubjectivité du groupe.

C’est cette modalité de la transmission psychique, la transmission transgénérationnelle, qui va retenir notre attention. Elle concerne soit des objets susceptibles ou en cours de formation, et qui peuvent bénéficier de ce travail fait par le groupe familial héritier, soit des objets non transformables, en quête d’un lieu clos, d’un contenant, d’un réceptacle ou des sortes de choses en soi, non liables, non inscriptibles, enkystées ou encryptées, éléments forclos, déniés, clivés.

Lorsqu’un événement à potentialité traumatique vient gêner ou empêcher un processus d’intégration harmonieuse, il crée des lacunes, des inclusions, des cryptes dans la psyché concernée. Ces « passés sous silence », ou « tenus au secret », ces « débris insensés » d’un événement inacceptable sont hors d’atteinte d’un travail psychique, mais vont encombrer la psyché du sujet et du groupe, restant à l’état brut, voués à la répétition et offerts aux identifications de l’enfant avec le secret espoir que celui-ci, héritier et suppléant narcissique, puisse faire ce travail qui fit défaut.

Mais il est repérable que transmettre est plus important que ce qui est transmis, et ce que l’on retrouvera dans la descendance est l’indicible, l’impensable, le processus du secret plutôt que son contenu.

 

4. Ce qui passe d’une génération à l’autre dans une modalité négative peut apparaître quelques générations après sous forme d’énigmes, d’impensé, de signe, mais aussi bénéficier de la construction par les familles de « contenants de négatif ». Fantômes, cryptes, secrets, signifiants parfois, mais aussi pactes et contrats fondateurs des alliances et des liens sont des contenants de négatifs, maintenant tant bien que mal isolé et enclos ce qui menace le fonctionnement psychique des sujets et du groupe, contenants permettant et favorisant la transmission de leur contenu négatif. Et c’est parfois ce travail de construction de contenants que le groupe de TFP va devoir faire.

Mais certains symptômes individuels aussi peuvent avoir cette fonction, le sujet porteur soulageant ainsi les autres et le groupe. Qui va se constituer héritier de cette charge ? Qui en fera son destin, voire sa propre fin – et pourquoi ?

Se constituer héritier de cet héritage négatif implique aussi que le sujet y soit invité, que cela lui soit proposé, voire imposé, et qu’alors, s’il ne peut le modifier, le transformer, le faire sien, il s’aliène et renonce, en partie ou totalement à sa propre subjectivité. Là se situe une interrogation fondamentale concernant la transmission psychique : qu’est-ce qui empêche le sujet d’acquérir ce qui lui est légué ?

 

Ainsi précisées les deux modalités de la transmission psychique (inter et transgénérationnelle), je dirai que la clinique nous amène à penser que celle-ci n’est en fait jamais totalement passive mais plutôt « en mosaïque », comme le propose André Carel, et qu’il y a toujours plus ou moins un travail de reconstruction dans le passage d’une génération à l’autre. Ce qui est transmis par une génération sera reçu par le ou les enfants dans le maillage des identifications et dans le tissage complexe des liens familiaux qui vont modifier ce qui est transmis. Certains éléments peuvent être imposés aux descendants, mais ceux-ci vont toujours avoir à l’acquérir en fonction de nombreux facteurs en rapport avec leur développement et leur place, sauf peut-être dans certains cas extrêmes comme dans l’autisme où l’enfant peut s’identifier totalement au négatif transmis (nous y reviendrons).

La plupart du temps, un travail de transformation va plus ou moins modifier ce qui est imposé-transmis à l’enfant, mais ce travail peut être incomplet, inachevé, partiel ou perverti.

 

Héritage

La question de l’héritage, de ce qui est acquis ou de ce qu’impose la transmission, est au coeur de la vie psychique familiale et individuelle, dès le moment originaire, inscrite dans les fondations et les fondements de la psyché de chacun de ses membres et du groupe.

Du côté de l’enfant

La transmission obligée, imposée à chacun dès sa naissance, quelles qu’en soient les modalités, le constitue maillon d’une chaîne générationnelle et l’assigne à une place qui lui est offerte par le groupe qui l’accueille. Héritier de ce qui s’est tissé et de ce qui est tu dans les liens d’alliance de ses parents, l’enfant, bénéficiant de l’investissement narcissique de ceux-ci, assure la continuité de l’ensemble et acquiert la possibilité de sa propre subjectivité. C’est à ce prix, nous le savons, qu’il pourra exister, se constituer psychiquement en tant que sujet de l’inconscient et sujet du groupe (j’évoque là succinctement les termes du « contrat narcissique » que propose Piéra Aulagnier, et les travaux de René Kaës). Ce qui est offert à l’enfant, dans les termes du contrat de vie, ce qui est proposé, c’est une place à prendre et une charge à assumer lui permettant d’acquérir cette place qui le fonde. Ce qu’il a en charge, c’est d’assurer la continuité de l’être-ensemble de la famille, se faisant héritier de cette part scellée dans le pacte d’alliance, le « pacte dénégatif », héritier de la « Boîte de Pandore » qui a pour fonction de contenir et maintenir hors d’atteinte certains enjeux négatifs de la transmission psychique lors de l’alliance et pour que tienne le groupe familial.

L’écart nécessaire à l’individuation dépend ainsi des pactes inconscients du groupe familial sur ce qui doit être tenu caché ou non pensé. C’est un interdit groupal qui est le berceau psychique où le sujet se développe. Ces « contenants de négatifs » sont indispensables pour que le sujet advienne et se dégage tout en restant sujet du groupe. Leur construction et leur respect correspondent aux premières étapes du travail de transformation à charge des héritiers. Faute de cela, si l’enfant apparaît comme révélateur de certains de ces négatifs, il risque d’être pris, à son insu, dans l’irreprésentable familial.

Donc, parmi les notions et les instances psychiques qui passent sans changement d’une génération à l’autre, il en est qui ont une fonction structurante pour la psyché de l’enfant, qu’il s’agisse d’instances comme le Surmoi ou l’Idéal du Moi, ou bien qui entrent dans la structure de contrats et de pactes fondateurs des liens. Mais il en est aussi qui traversent les générations et s’imposent aux héritiers qui en ont perdu la trace et sont incapables d’en comprendre le sens.

En écho à cette « obligation de transmettre » que nous avons évoquée, il faudrait parler de la capacité innée à capter les messages transmis que semble avoir le nouveau-né, et qui favoriserait la transmission d’une génération à l’autre. L’enfant est-il normalement « télépathe » comme le suggère D. Dumas ? Et certains enfants sont-ils plus doués que d’autres, plus « sensibles » comme disent les parents, à capter, à hériter de « messages » inconscients ? Il y aurait ainsi uneobligation d’héritage, vitale pour l’enfant, en écho â l’obligation de transmettre.

Toute relation à l’enfant, depuis le premier instant et pendant toute son évolution, est infiltrée de messages plus ou moins compréhensibles, dont certains n’ont pas de signification, y compris pour les parents. L’enfant est enveloppé mais aussi bombardé de messages de tous ordres. Certains répondent à son attente et à sa quête de sens, d’autres ne prendront sens que plus tard, d’autres enfin resteront énigmatiques, incompréhensibles, signifiants énigmatiques (J. Laplanche) qui sont imposés à l’enfant et dont il devient le dépositaire, l’héritier obligé.

Que va pouvoir faire l’enfant, en particulier de cette part d’héritage négatif qui lui incombe ?

Tenu par sa dépendance et son attachement indispensable à ses parents, dans son « souci » de les aider, de les soulager en prenant en charge cet impossible fardeau, l’enfant, coûte que coûte, va tenter d’en faire quelque chose d’acceptable pour lui et de conforme à sa mission. Mais tout dépend, bien sûr, du moment, dans son développement psychique, où s’opère la transmission, comment se gère dans la relation parents-enfants la rencontre entre l’enfant et l’héritage négatif, et si cet héritage concerne un seul ou les deux parents ensemble.

Dès la naissance, et même pendant la période foetale, des « messages » sont adressés à l’enfant, passant par la relation éducative, les soins, la façon de porter et de s’occuper du bébé, mais aussi les mots, la voix…, et l’enfant capteur va prendre tout ce qui se présente. Une part d’incompréhensible et d’inconnu va infiltrer les « réponses » chargées de sens apportées à l’enfant, dans des messages personnalisés dont la main-d’oeuvre principale est la mère, mais dont le concepteur est la famille.

Que fera l’enfant, à cette période précoce de sa vie, de ce qui ne peut avoir de sens pour lui ? Il peut soit le garder et constituer des inclusions, soit chercher inlassablement à comprendre, tenter sans cesse de trouver un sens à ce qui ne lui appartient pas. Mais il est des cas où le risque est plus grand : si l’héritage négatif est trop important ou trop envahissant pour un enfant dont le psychisme n’a pu encore se fonder, celui-ci peut prendre le risque de s’identifier au négatif, à ce qui ne peut s’élaborer et que sa venue au monde a révélé. Par contrat et pour « dégager » ses parents, l’enfant va se constituer lui-même « contenant de négatif » ; il est totalement ou partiellement le négatif, il est l’impensé, l’impensable, l’irreprésentable, aliéné au transgénérationnel et obligé d’être puisqu’il prend la place et non la charge de ce qui devait être tenu caché, de ce qui ne pouvait être dit ni pensé.

L’enfant n’est plus l’héritier, détenteur de la Boîte de Pandore qu’il a la charge de transmettre, mais il devient le négatif de son contenu. Le secret familial, l’amnésie, le silence, le non-dit, correspondent alors à l’énigme de sa naissance. C’est ce que j’ai tenté d’évoquer dans la notion de « contrat psychotique » fondateur de l’autisme et des psychoses de l’enfant.

A titre d’exemple, je pourrais vous parler de Constellation, cette petite fille qui parlait la langue des étoiles, totalement incompréhensible et pourtant si belle dans sa musique et ses sons. La grossesse avait été écourtée, « amputée », disait la mère qui gardait l’impression d’une enfant « pas finie », avec un sentiment d’impuissance et de « vide ». C’est le berceau qui était resté vide après la naissance, laissant la mère en détresse. Lorsque l’enfant put enfin être dans sa famille, quelque temps après, un événement vint marquer la vie familiale : la mort brutale du chien auquel tous étaient très attachés. L’enfant, qui jusqu’ici semblait avoir un développement normal, fit une régression sévère avec des signes d’autisme, puis des convulsions. Mais c’est au cours d’un long travail de TFP qu’apparut le fantôme du grand-père paternel jusque-là oublié, mort brutalement lorsque le père avait cinq ans et à qui on avait alors dit « qu’il était au ciel ». Constellation, au travers des aléas de sa venue au monde, avait été invitée à occuper une place vide et avait cru bon de s’identifier à ce contenu négatif laissé par un deuil impossible.

Plus tard, c’est par la voie des identifications primaires tout d’abord; puis oedipiennes, que vont s’infiltrer les messages négatifs de la transmission transgénérationnelle. L’enfant va accueillir ce matériel avec d’autres processus d’identification et le mettre en relation avec ce qu’il a déjà construit.

Mais rappelons que les perturbations dans l’établissement des processus symboliques chez un enfant sont en rapport non pas avec le contenu négatif du message mais avec l’impossibilité pour le parent de l’élaborer ; ce qui va être transmis, c’est l’indicible, le forclos, le clivage qui peut toucher l’ensemble du psychisme de l’enfant dans la mesure où c’est le parent qui le transmet.

Les événements les plus douloureux ne sont pas les plus aliénants ; par contre tout événement pourra être traumatique et aliénant pour les descendants s’il ne peut être élaboré, s’il est transmis sans que les affects qu’il suscite puissent être tolérés, sans qu’une pensée sur cet événement vienne le contenir et le représenter.

Ce qui est ainsi « confié » à l’enfant, faute de pouvoir être élaboré par le ou les parents, ne lui est pas « donné » pour autant, mais il est déposé en lui. L’enfant ne peut le posséder puisque cela appartient encore aux ancêtres, aux parents, constituant une zone d’aliénation entre l’enfant et les parents, que seule la construction d’un « contenant de négatif » repérable dégagera : ce pourrait être la fonction du symptôme. Et certains symptômes, en effet (inhibition, troubles de l’apprentissage ou de l’attention, difficultés de pensée… ), mais aussi dépressions, phobies, angoisses ou peurs immotivées, ainsi que des troubles du comportement, des conduites ou des accidents, paraissent parfois correspondre à des effets ou à des tentatives, chez certains sujets, de gestion et de « mises en forme » d’un héritage transgénérationnel. Ces manifestations résistent à un travail de psychothérapie individuelle et paraissent parfois en discordance avec un bon fonctionnement psychique du sujet porteur. D’autres encore s’acharnent à un travail obligé et insensé, et passent leur vie à tenter de faire naître ou de faire vivre hors d’eux ce qu’ils croient leur appartenir et qui est peut-être leur héritage transgénérationnel. Nous connaissons tous de telles histoires de célèbres créateurs.

Cet excès de charge dans l’héritage, ce mandat de l’impossible ou ce défaut de contrat sont l’occasion de souffrances narcissiques intenses dont la part ne peut être prise seulement par le sujet singulier mais par son rapport à l’ensemble.

 

Du côté du groupe familial

L’enfant n’est pas seul héritier de la transmission transgénérationnelle. Le groupe familial s’offre aussi à être un lieu privilégié de dépôt et d’élaboration du matériel négatif de la transmission psychique. Différentes modalités d’accueil du groupe sont possibles, que je ne développerai pas ici.

Retenons que, selon l’état et le niveau d’élaboration, les éléments négatifs peuvent être dispersés, diffractés dans l’espace du groupe, en errance, infiltrant et attaquant les liens intersubjectifs et l’enveloppe groupale, ou constituant des zones de silence, suscitant des sentiments de honte, « véhicule de l’inavouable » comme le propose Pierre Benghozi, partagés par l’ensemble du groupe. Ils peuvent aussi être contenus, enclos, délimités dans des boîtes à secrets, des formes vides ou des fantômes, devenant plus difficiles d’accès à un travail de dévoilement et de sens ; mais ce temps de construction de contenant de négatif, s’il est encore insuffisant, permet une objectalisation du négatif, un passage, une transmission positive. La transmission de contenants de négatif se fait selon des modalités de transmission intergénérationnelle.

Ainsi, schématiquement, à la troisième génération, certains silences, non-dits, deuils impossibles après un passage selon des modalités de transmission transgénérationnelle et un transit à la génération précédente, vont bénéficier de constructions psychiques enveloppantes, et seront contenus, enfermés, enclos dans des contenants de négatifs, puis transmis selon des modalités plus objectalisées. Contenants remplis de vide, de rien ou de morceaux épars et insensés d’un événement oublié dont on a perdu le contexte. Gare à celui ou ceux qui ouvriront les Boîtes de Pandore !

Ces éléments négatifs et hors texte devront alors retrouver un contexte accueillant, une autre histoire et un autre temps où pourra se dire ce qui fut tu. C’est une des fonctions de la TFP.

Ainsi on peut imaginer que la transmission de la vie psychique est susceptible de « blocages », de défauts, de « pannes », de retenues. Mais ce chantier peut à tout moment être repris, les formations négatives peuvent être mobilisées, dans certaines situations groupales en particulier, et le travail de transformation peut être repris à certaines conditions. Et c’est bien notre projet en TFP.

 

 

LA THERAPIE FAMILIALE PSYCHANALYTIQUE

 

Espace thérapeutique et généalogique

La situation et les conditions de la TFP font que ce groupe, le néo-groupe, peut être un lieu de dépôt, de reprise, de représentation et de transformation du négatif de la transmission psychique. Notre travail est de repérer ce matériel et de favoriser dans cet espace la reprise de l’élaboration d’un « présent-composé ». Le travail psychanalytique dans le groupe est de rendre à chacun la part dont le groupe le dépossède, l’aliène, et ce à quoi il doit renoncer pour accomplir sa propre fin. Le groupe de TFP s’offre à être un lieu d’ accueil, de recueil de certains aspects négatifs de la transmission. A ce titre, il vient prendre la place du maillon manquant dans la généalogie familiale.

 

1. Tout d’abord comme lieu de dépôt de fragments épars d’une histoire oubliée, censurée ou non sue, d’éléments négatifs en errance et en quête de contenants, de silences, de ruptures, de projections violentes, ou de formations plus élaborées de contenants de négatifs tels que cryptes, fantômes ou secrets.

Tout ce « matériel » est déposé, projeté dans l’espace du groupe, mobilisé par le dispositif, le cadre, mettant à l’épreuve sa capacité de contenance, sa solidité, sa viabilité et sa fiabilité. Nous avons tous des exemples de ces séances de début de thérapie où cadre et thérapeutes sont mis à mal, mis à l’épreuve d’attaques destructrices plus ou moins violentes, portant atteinte au maintien et à la permanence du cadre et à l’intégrité psychique des thérapeutes. Nous sommes pris dans la régression, l’engluement du négatif. La transmission directe, sans écart d’éléments non pensables, non symbolisables, se répète dans le néo-groupe, privant les thérapeutes de leur capacité de penser, de leurs facultés associatives. Oublis, censures, interdits infiltrent le transfert et le contre-transfert. Cette modalité de transmission peut aussi emprunter les voies de passages d’un corps à l’autre, dans une indifférenciation somato-psychique, révélant chez les thérapeutes, même les plus avertis, des sensations (fatigue, somnolence, excitation…), des émotions, des souffrances sans objet.

Un bref exemple (que j’ai déjà eu l’occasion de citer ailleurs) peut nous sensibiliser à certains aspects négatifs d’un transfert généalogique précoce : il s’agit de l’oubli se manifestant dans le contre-transfert.

La TFA, à son début, de la famille d’Audrey, enfant autiste de quatre ans, reprend après une interruption de vacances. En rejoignant la famille, je glisse à mon cothérapeute : « Je ne me souviens plus du tout de cette famille ; c’est le trou complet. Je compte sur toi ! », et je ne m’en sens pas coupable…

Dès le début de la séance, la soeur aînée se met à dessiner, ou plutôt à gribouiller rageusement une feuille avec l’effaceur (elle ne voulait pas venir). Le père nous raconte l’aventure suivante : pendant les vacances, il étaient en famille sur la plage. Tout à coup, Audrey a disparu. Affolement. Le père et la mère partent à sa recherche, chacun d’un côté. La mère demande à des personnes de l’aider à chercher sa fille et il lui est répondu : « On ne la connaît pas, donc on ne peut pas vous aider ! » ; ce qui la bouleverse. Le père nous dit : « J’ai tout d’abord pensé que si Audrey est allée vers la mer, elle a dû se noyer, donc inutile de la chercher dans l’eau ». Il parcourt la plage et se sent envahi par un doute : « Il y a tellement de petites filles brunes que je ne vais pas la reconnaître, même si elle est en face de moi ». Il a alors un sentiment très angoissant: il pense n’avoir aucun souvenir de sa fille, aucune représentation, et a peur de passer à côté sans la voir. C’est affolant. Bien sûr la petite fille est retrouvée.

Pendant ce temps, la soeur aînée a fait son dessin, sur la feuille où, compulsivement, elle a utilisé l’effaceur : c’est un très beau bateau en mer, mais un grand rond blanc, comme un trou, occupe sa coque ; malgré son insistance, la couleur n’a pas laissé de trace à l’endroit marqué par l’effaceur.

A partir de cette aventure et de cette séance put commencer à se dire ce qui a probablement constitué ma pensée anticipatrice : l’absence d’inscription d’Audrey dans la famille et dans une filiation. C’est dans le gommage de mes souvenirs et mon oubli qu’est venu s’exprimer le « trou » offert comme seule place à Audrey, dont on nous dit que la grossesse et la naissance furent « sans histoire ».

2. L’espace du groupe de TFP est aussi le lieu d’accueil de ce que j’ai eu l’occasion d’appeler les « objets bruts ». Un certain type de matériel, retrouvé spécifiquement dans l’espace thérapeutique lors des premières séances, et tout à fait particulier, est repérable. C’est ce que j’ai proposé d’appeler les « objets bruts ». Il s’agit de mots ou d’expressions employés de façon répétitive par les membres du groupe familial, ne trouvant ni place ni sens dans la chaîne associative groupale de la famille. Ces mots, ces expressions, parfois chiffres ou syllabes répétés, mais aussi actes et comportements hors sens et hors situation, émaillent le discours familial, l’interrompant, en perturbant le cours, sans cesse remis en chantier dans le groupe mais n’aboutissant pas. Mais aussi, et ceci est particulier, ils percutent notre attention, venant s’inscrire tels quels dans notre écoute et notre mémoire, répétitifs, harcelant et encombrant notre attention, et ne pouvant trouver place dans notre propre chaîne associative. Ce type de matériel, les objets bruts, est en rapport avec les processus primaires dans le groupe. Ils paraissent – c’est mon hypothèse – faire irruption de cette partie de l’inconscient mise en commun et fusionnée du groupe familial, du niveau transsubjectif du groupe, de ce qui forme le fond ou l’enveloppe du groupe dont on connaît les rapports avec la généalogie, restes d’une communication primitive, directe et sans interprétation du message. Et c’est à accepter d’être récepteur de ce type de communication primitive que le thérapeute pourra se constituer point de nouage, porte-parole de la chaîne associative groupale.

Issues du niveau syncrétique du groupe, ces particules isolées et insensées sont projetées dans la psyché du thérapeute qui en devient le « capteur », le récepteur, le dépositaire. II s’agit là d’une actualisation dans la situation analytique de ce qui renvoie au passé. Dans un mouvement diffractif et projectif, ces éléments sont déposés dans la psyché « accueillante » du thérapeute, constituant à mon avis une des premières manifestations du transfert en TFP. L’attaque des liens psychiques et de la capacité associative du thérapeute signe les processus d’identification projective en jeu dans ce type de transfert que l’on pourrait appeler « transfert généalogique ». L’avenir des objets bruts, leur symbolisation, leur inscription dans une chaîne de sens, dépendent de la possibilité pour le thérapeute de les transformer en les inscrivant dans un autre « discours » groupal : celui, complexe, qu’il tient, avec tout ce qui fait de lui d’être thérapeute.

C’est ainsi, et la clinique des TFP me le confirme chaque jour, que se manifestent certains aspects du négatif de la transmission psychique dans l’espace de la cure. Ces fragments insensés, ces traces sans mémoire d’une impensable histoire sont projetés dans l’espace accueillant du groupe, mais viennent perturber le tissu associatif et l’élaboration d’une chaîne de sens. Parfois, ce sont des objets concrets ou des agirs qui ont cette fonction en début de TFP.

Dans ce temps de la TFP et avec ce type de matériel, c’est avant tout un travail permettant de contenir et retenir ces fragments épars, insensés et potentiellement traumatiques et déliants, que les thérapeutes ont à assurer. Dans ces séances éprouvantes et en morceaux, mettant à mal nos capacités liantes et nos qualités psychiques, il s’agit avant tout de conserver sans y toucher si j’ose dire, de garder en mémoire ces éléments diffractés. L’espace du groupe et les thérapeutes deviennent le lieu de dépôt du négatif transgénérationnel, lieu de mémoire, lieu où se garde le négatif. C’est une fonction de pare-excitation qui est avant tout, alors, la fonction thérapeutique. Cette fonction ne peut se mettre en place que si elle s’accompagne chez les thérapeutes d’une capacité de représentation suffisante, permettant de métaboliser les enjeux violents. Cette capacité de représentation qui sera mise à l’oeuvre dans un deuxième temps thérapeutique est déjà présente dans la psyché des thérapeutes, par l’intermédiaire de leur propre travail d’analyse, en étayage sur leur filiation psychanalytique.

Le groupe de TFP apparaît comme un lieu de dépôt, un lieu réceptacle où s’actualise et se mémorise l’amnésie, un lieu où se construisent certains contenants de négatif.

J’évoquerais ici quelques éléments de la brève thérapie entreprise avec la famille de Jane : cette fillette de deux ans, paraissant avoir un bon développement psychologique, était venue accompagnée de ses deux parents pour des « terreurs nocturnes » fort perturbantes et que l’on ne pouvait calmer, l’enfant paraissant « hors d’elle ». Elle était la seule fille et la dernière d’une fratrie de cinq. Les parents étaient d’origines étrangères différentes. Dès le premier entretien, la question de la langue familiale fut posée, ainsi que la façon de parler et de nommer en famille les cris nocturnes. C’est le mot « peur » qui fut retenu et on écarta le mot « terreur ». Dès les entretiens suivants auxquels les frères de Jane participèrent, la fillette qui ne parlait pas encore se mit à dessiner, et on vit apparaître un énorme gribouillage noir fait sur une même feuille par Jane et son frère le plus jeune. Etonnement de tous, car dans cette famille, on est « artistes » et les enfants dessinent remarquablement bien. Je propose de garder « dans mon dossier » ce gros gribouillage « noir comme une peur ». Chacun se mit alors à parler de ses peurs, et le père, dans un grand moment d’émotion, évoqua une période noire de sa vie dont il ne parlait pas, où le terrorisme régnait dans son pays. Dans un attentat, alors qu’il avait douze ans, il perdit sa mère, un frère et surtout sa petite soeur chérie. Je propose de contenir cette catastrophe revécue, et peu après le père envisagea un travail personnel où il put récupérer ce qui lui appartenait, dégageant Jane de ce lourd fardeau.

 

La construction de certains contenants de négatif est d’ordre groupal : de nombreux fantômes hantent nos bureaux, et nos placards sont pleins de secrets, nous le savons. Ces formes transitoires, ces transformations groupales qui peuvent prendre différents aspects vont temporairement permettre de contenir certains silences, non-dits ou éléments non mentalisables : c’est avant tout un contenant, un support que cherche le négatif en errance. Forme d’innommable, voile délimitant du vide, ce sont des constructions groupales qui pourront devenir « objets de relation » dans le groupe et trouver place dans une chaîne d’associations – et « objets de transmission »permettant que sous des modalités objectales soit transmis du négatif.

 

J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer l’histoire de la thérapie de la « Famille Tabouret ». Cette famille, qui venait consulter pour des troubles de comportement du plus jeune des filsdit dès la première séance : « Il est sur un tabouret agité ». Ce tabouret prit la forme de petites chaises, matériel de la pièce, pendant les séances, servant dans différentes situations périlleuses, dangereuses, toujours dérangeantes et inadaptées, encombrant le travail thérapeutique et la psyché de la thérapeute. Puis un trou, un silence, un grand vide dépressif s’installa au centre du groupe, du fond duquel apparurent quelques morts anonymes et sans sépultures qui prirent voiles. Ces fantômes me furent offerts ainsi que quelques dessins de cercueils où je crus reconnaître, gravées, mes initiales. Mais on ne sut jamais qui, à l’origine, trônait sur le « tabouret ».

C’est ensuite un travail de liaison, un tissage associatif, que les thérapeutes seront amenés à faire, avec tout le matériel transgénérationnel déposé et accueilli. Relier, mettre ensemble, associer ce qui est là mais sans lien est un travail spécifique. Et nous savons combien il est parfois difficile, pris nous-mêmes dans la déliaison et l’aliénation.

Les exemples sont nombreux et je pourrais vous parler de cette balle qui sillonna l’espace et le temps d’une TFP, rebondissante et agaçante, perturbante, violente parfois, sans jamais trouver place ni sens. Elle n’était que la manifestation de processus primaires, l’expression d’irréductibles éléments négatifs, l’effet d’impossibles transformations. Mais pour nous tous, cette balle devint l’expression externalisée de l’impensable. On pouvait alors parler de l’indicible, il s’appelait « la balle».

Alors et à ce prix, dans la succession des séances, l’espace-temps du groupe deviendra une scène de représentation. Le travail de liaison qui se fait entre paroles, sensations et implications des corps permet que des scénarios se jouent. La fonction du thérapeute est de savoir saisir et associer ce matériel, en renonçant momentanément à lui donner un sens. La TFP est un théâtre où se rejoue le généalogique. Quel est le rôle du psychanalyste ? Pourra-t-il accepter d’être tenu au secret, ou d’être celui qui sait et qui se tait, mais aussi d’être dans le transfert, l’Ancêtre perturbateur, persécuteur, dangereux ou idéalisé ?

 

3. Enfin, le néo-groupe pourra devenir un espace d’élaboration, le lieu où va se dire, s’écrire, une autre histoire, celle de la TFP, avec ses secrets sur ses origines et ses mythes conteneurs.

Le parcours dans la chaîne associative du psychanalyste va permettre qu’un sens advienne, grâce aux retrouvailles de ses propres souvenirs enfouis, de ses émois cachés, de cette intimité de sa propre enfance et de son histoire, de ces scénarios parfois interdits de souvenir qui font irruption et servent de « capteurs » aux interdits et aux silences transgénérationnels.

C’est ce travail du thérapeute qui s’offre à accueillir et transformer certaines formations négatives qui, dans l’alliance thérapeutique du groupe et les liens du transfert, favorisera la réorganisation et l’élaboration de ce qui était resté en souffrance. Et dans cette nouvelle histoire, pourra naître un enfant. Mais ce temps thérapeutique ne peut advenir que si les étapes précédentes ont été possibles (accueil, dépôt, création de contenant de négatif transféro-contre-transférentiel, représentation). Cette création d’une histoire de la thérapie ne doit pas être confondue avec d’éventuelles retrouvailles « sherlockolmesques » de l’histoire « vraie » de la famille. De cela nous devons faire le deuil.

 

Transmission et contre-transfert

Je terminerai par quelques éléments concernant le travail spécifique en TFP, qui correspond à l’analyse de ce qui, des formations, processus et effets de la transmission psychique transgénérationnelle, est mis en jeu dans le champ du contre-transfert et qui fonde notre place et nos interprétations. Nous l’avons déjà évoqué tout au long de ce travail.

1. Nous avons insisté sur l’importance pour les thérapeutes de pouvoir tolérer silences, souffrances, vides de pensée, absence de sens. Dans ce travail d’accueil d’éléments négatifs, certaines zones psychiques du psychanalyste sont mises à disposition et utilisées. Cette mise à disposition demande un certain degré d’effacement des défenses normales.

En nous faisant « capteurs » du négatif transgénérationnel, en acceptant d’être le lieu où s’exprime l’intolérable et l’impossible, nous acceptons que soient touchées les parties les plus profondes de notre psyché, en deçà des constructions psychiques secondaires qui nous constituent. Et c’est dans un écho en nous et par nous, dans nos propres impensés, incompris, non-sus, silences jusqu’ici contenus et mis à l’écart, que va se manifester cette souffrance à ne pouvoir savoir, ne pouvoir dire, dans une collusion narcissique. « Je n’y comprends rien ; je suis incapable », et autres formules doivent nous alerter sur cet impossible qui se dit en nous, quelle que soit la mise à mal de notre narcissisme.

 

2. Puis à certains moments, en effet, le thérapeute va devenir le lieu d’une activité psychique particulière (et je rejoins là certains travaux de Michel de M’Uzan sur ce sujet). Il s’offre à éprouver, ressentir, dire des sensations, des images, des paroles qui ne paraissent pas être les siennes mais celles d’un autre et qu’en quelque sorte il accapare, mettant ainsi à disposition son appareil psychique pour accueillir, accepter ce qui se dit en lui et ne lui appartient pas. Nous devenons ainsi la feuille blanche sur laquelle viennent se déposer les premières traces d’un pictogramme.

 

3. Alors des images, scénarios, personnages plus ou moins familiers vont faire irruption dans nos pensées, s’imposent à nous, sans rapport apparent avec le déroulement de la séance. Cette intrusion nous surprend au moment où nous nous y attendons le moins, mais dans un bain émotionnel et une situation perceptive aiguisée qui montre bien qu’il ne s’agit pas d’une construction mentale ni de l’émergence d’un sens possible, mais plutôt du surgissement en nous et sous cette forme de quelque chose qui vient d’ « ailleurs » ou des profondeurs, et qui se [re]-présente là et s’impose.

Ces moments premiers du contre-transfert correspondent à un étatpsychique de co-excitation avec levée de certaines barrières défensives, celles en particulier qui organisent notre contre-transfert en réponse au transfert. Cet état implique une perméabilité de notre psyché, une perte des repères individuels et du pare-excitation que représente la Théorie. Seule la disponibilité de nos capacités de représentation nous permettra d’en métaboliser les enjeux violents. Ces manifestations viennent-elles de la famille ou de l’analyste ? Je dirai des deux ensemble, de l’appareil psychique constitué ensemble.

 

4. Plusieurs auteurs ont signalé et tenté de comprendre ces manifestations contre-transférentielles incompréhensibles, qui apparaissent dans la cure individuelle (images, pensées… en rapport avec le type de dispositif) ; Léon Grinberg en particulier parle de « contre-identification projective ». En TFP, il s’agit de ce que j’avais appelé les « souvenirs flash », scénarios incongrus, souvenirs plus ou moins oubliés, fragments de notre histoire ou de celle de nos ancêtres, qui reviennent et s’imposent, hors du contexte de ce qui se dit en séance. L’histoire indicible de la famille vient se dire dans l’histoire familiale du psychanalyste. La généalogie de la famille parfois emprunte celle des thérapeutes.

Comment le psychanalyste se prête-t-il à accueillir ce matériel ? Probablement en acceptant de revisiter les expériences cachées, inavouées de son enfance, en acceptant les retrouvailles avec ses propres souvenirs enfouis, parfois interdits, en acceptant de fouiller dans les archives familiales. J’évoque là le travail de J.C. Rouchy. Pouvoir se laisser prendre par de telles pensées ou images fugaces, en tolérer l’intrusion, l’effraction dans notre système de pensée, le passage intempestif, l’incongruité : c’est une des difficultés mais aussi une des nécessités de notre fonction thérapeutique ! Tous ces scénarios vont servir d’intermédiaires et de capteurs aux interdits et aux silences transgénérationnels de la famille, dans ce travail du contre-transfert, dans cette acceptation et cette disponibilité de notre appareil psychique. Une inquiétude cependant : il s’agit de se laisser entraîner, mais comment gérer la sortie de cet état vécu comme menaçant pour le psychisme des thérapeutes et nos pensées professionnelles ? Notre souci est de revenir comme auparavant ! C’est-à-dire de retrouver notre pare-excitation, notre individualité, notre intégrité psychique. C’est peut-être là, à mon avis, que se situent, pour certains d’entre nous, nos impérieuses tentatives de théorisation…

Lorsque les limites de la psyché du psychanalyste s’estompent, que les frontières du Moi s’effacent, lorsqu’une certaine rigueur par rapport à la neutralité du psychanalyste disparaît, on pense, on dit, on rêve en moi.

Que livrer aux familles de cette aventure généalogique à laquelle elles nous invitent ? Que dire de ces fouilles dans nos greniers familiaux et des découvertes que nous y faisons ? C’est peut-être dans le travail de réminiscence et le tissage associatif qu’il nous impose dans la situation contre-transférentielle que se trouve la source de nos interventions et de nos interprétations. Nous accédons, dans ces scénarios contre-transférentiels, à une version possible de ce que ne peut dire la famille, au maillon manquant de son histoire. Ceci est confirmé par la reprise des associations dans le groupe et l’émergence, parfois, du côté de la famille, d’un souvenir oublié ou perdu, chargé d’émotions. La pensée du psychanalyste n’a fait qu’anticiper le souvenir et son énoncé.

Et il faut bien que nous ayons quelques deuils en suspens, quelques secrets inavouables, quelques silences transgénérationnels, quelques fantômes en errance, pour faire ce métier impossible…

_____________

L’élaboration du temps généalogique dans l’espace de la cure de thérapie familiale psychanalytique
Ce texte a déjà fait l’objet d’une publication en France dans la Revue de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe, n°22, – 1994