Introduction
Les études et les dernières recherches de l’Infant Research sur le triangle primaire (E. Fivaz-Depeursinge, A. Corboz-Warnery, 1999) montrent que les enfants sont capables d’avoir une relation polyphonique (D. Stern, 1985) avec le contexte relationnel dès le début de leur vie. Le développement fonctionnel de l’enfant implique le développement de la triangulation entre l’enfant et ses parents.
En d’autres termes, l’Infant Research met au point le procédé triangulaire de développement qui conduit l’enfant vers une croissance fonctionnelle, comme le font à un niveau différent les études et les recherches de la Psychologie Sociale de la Famille, au moyen d’instruments différents appliqués à l’unité familiale.
L’approche relationnelle symbolique de E. Scabini e V. Cigoli (2006) souligne que la famille est un système qui met en rapport les différences entre les genres et les générations. En particulier, la différence entre les générations concerne le procédé de prendre soin, marquant les limites entre celui qui a le devoir de prendre soin des plus jeunes et celui qui a le droit d’être soigné.
Freud, à travers le mythe d’Oedipe, rappelle que la croissance fonctionnelle de l’enfant a lieu à l’intérieur du triangle constitué par l’enfant et ses parents.
La résolution du complexe d’Oedipe est liée au processus de deuil concernant les fantaisies incestueuses, et à la reconnaissance de la part de l’enfant, que sa position dans la famille n’est pas centrale, mais dans un certain sens périphérique et cette reconnaissance, bien que douloureuse, se révèle cruciale, car elle est à la base d’un processus psychologique qui sur le plan de la réalité – et non seulement de la fantaisie – conduira l’enfant, au fil des années, à grandir au niveau affectif, éthique et cognitif.
Mais que se passe t-il lorsque la fantaisie de l’enfant d’être comme ses parents ou de remplacer un de ses parents devient réalité ?
Plusieurs théories de psychothérapie familiale s’occupent du processus de parentification et de l’ inversion des rôles qui en dérivent pour un ou plusieurs enfants : la Thérapie Contextuelle de I. Bosrzormenyi Nagy (1985), la Thérapie Structurelle de S. Minuchin (1978) et la Thérapie Stratégique de M. Palazzoli Selvini (1988), la Thérapie Systémique familiale de M. Bowen (1978), pour n’en citer que quelques unes, soulignent de différentes façons la profonde distorsion que l’absence de barrières générationnelles inflige à l’enfant lorsque un des parents n’est pas capable de se légitimer soi-même et/ou son partenaire comme parent suffisamment bon .
Dans beaucoup de familles qui demandent à être aidées, on peut observer une triangulation problématique, dans laquelle l’enfant est inclus dans le conflit entre ses parents (C. M. Buchanan, E. E. Maccoby, S. M. Dornbusch, 1996, p. 230), ou bien il est entrainé dans un rapport dysfonctionnel avec un de ses parents contre l’autre ou pour remplacer l’autre parent. En d’autres termes, nous pouvons souvent observer la présence d’un enfant parentifié.
En cas de divorce conflictuel, on se trouve alors devant des exemples extrêmes soit d’aliénation parentale : le parent qui a la garde de l’enfant, le plus souvent la mère, cherche à s’opposer au rapport entre l’ex mari et les enfants (R. A. Gardner, 1998), soit du syndrome de la mère malveillante qui, à cause de sa colère, monte les membres de la famille contre l’ex conjoint de façon destructive (P. Hodges, 1991), deux manières différentes pour empêcher la relation entre les enfants et le conjoint (le plus souvent le père).
Lorsqu’il est demandé à un enfant de prendre le rôle d’un parent, on peut affirmer que son utilisation de la part d’un ou des deux parents représente une forme de violence, qui peut se répercuter par la suite dans une entrée plus difficile de ce jeune dans la vie adulte.
Le cas clinique suivant montre une situation dans laquelle la faiblesse ou l’absence des fonctions parentales dans une famille représente une forme de violence pour les enfants, en particulier pour l’ainé, qui est souvent contraint d’assumer un rôle parental à l’égard des frères et des sœurs plus jeunes et parfois même a l’égard de celui des parents qui est resté seul. Mon analyse est fondée sur des concepts théoriques cruciaux.
En ce qui concerne la relation parents/enfants, je me suis référée au modèle de J. Manzano, F. Palacio Espasa, N. Zilkha (1999), selon laquelle l’espace psychique d’un enfant est en quelque façon parasité par les projections de ses parents, tandis que le parent assume l’identification complémentaire à la projection. Dans ce contexte, la limite entre normalité et pathologie dépend de l’équilibre entre la représentation l’enfant comme individu autre et la représentation de l’enfant uniquement comme recueil des projections parentales. Cependant dans ce modèle, la figure du parent reste centrale, et l’enfant apparait fondamentalement dans une position passive, même si les auteurs parlent de « la réponse de l’enfant aux projections de ses parents »
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La nature bilatérale des relations est montrée clairement dans la pensée de Joseph Sandler (On Internal Object Relationship, 1990 b), selon lequel chaque relation significative est en quelque sorte une relation de rôle, où chaque partenaire, inconsciemment cherche à induire l’autre à assumer un rôle spécifique, sur la base de ses propres besoins et désirs, et se syntonise sur la réponse de rôle de l’autre, comme on peut l’observer dans la relation de couple du cas clinique examiné.
La situation clinique
1. L’histoire
Lucie, une femme de trente ans, appelle le thérapeute demandant une aide pour le couple. Au téléphone, Lucie dit que son mari Paul (32 ans) l’a quittée il y a huit mois, lorsqu’elle était enceinte de sept mois. Maintenant, en effet, ils ont un enfant, Jean, de six mois. Lucie demande un aide pour le couple, voyant que Paul, malgré la séparation, semble intéressé à maintenir une relation avec son enfant, et elle voudrait donner une dernière chance à leur mariage. Au téléphone, Paul aussi se déclare disponible pour des entretiens.
Au premier entretien, toutefois, Lucie se montre furieuse: pourquoi Paul l’a t-il abandonnée, elle qui a toujours pris soin de lui, lui donnant la stabilité dont il avait besoin ? C’est ainsi qu’émerge l’histoire de Paul: le père de Paul a quitté sa femme et ses enfants, lorsque Paul avait 13 ans et son frère André 7. Paul a du prendre soin de son frère, même pour aller aux entrevues avec les professeurs, comme s’il était le père, mais – il ajoute – personne n’est allé parler avec mes professeurs.
De plus, il a cherché à protéger sa mère pour l’aider, essayant de maintenir une bonne conduite, à fin qu’elle ne se préoccupe pas : elle était déjà si triste et tourmentée ! Pendant son récit, il se souvient de longues soirées passées dans le grand lit avec sa mère et son frère, pleurant ensemble. Il ajoute en pleurs qu’il vient de comprendre qu’il a quitté sa femme avant la naissance de l’enfant, pour que celui-ci n’ait pas à souffrir par la suite, comme cela fut pour lui. Lorsque, après trois ans, le père et la mère essayent de se réconcilier, le père meurt d’un infarctus.
C’est ainsi que la parentification de Paul est devenue irréversible. Son frère a une fille à 16 ans avec une jeune fille de 17 : vu leur jeune âge, chacun reste à sa maison et André a toujours gardé une relation distante avec sa fille, qui maintenant a 9 ans. En somme, il semble que dans cette famille c’était écrit que les pères ne doivent pas être là !
Lucie, de son coté, dit qu’elle a été très attirée par la douceur et la faiblesse de Paul. Elle est l’ainée de 5 enfants et elle a toujours pris soin de ses frères et sœurs, du fait que ses parents travaillaient tous les deux toute la journée. Lorsque elle a rencontré Paul, elle a été très heureuse d’être capable de l’aider, et maintenant elle est bouleversée car elle comprend de ne plus lui suffire.
Pendant la thérapie de couple, les deux partenaires ont l’occasion de mettre en paroles la violence qu’ils ont subie: Paul, l’abandon paternel et ses conséquences, Lucie, le devoir de devenir adulte très vite, ce qu’elle a vécu comme la seule chance d’être acceptée par les autres.
La narration en couple permet aux époux de voir le jeu de couple et de chercher une adaptation meilleure au niveau individuel, de couple et de triade.
2. Processus intrapsychiques à la base de la parentalité
Selon le modèle de J. Manzano, F. Palacio Espasa e N. Zilkha (1999), nous pouvons supposer la nature des dynamiques qui sous-tendent leur relation avec l’enfant au début de la thérapie.
Paul : pendant son adolescence, Paul a été le partenaire idéal de sa mère : il lui est resté proche et l’a aidée à prendre soin du plus jeune. C’est ainsi qu’il s’est senti très valorisé par sa mère, en tant que partenaire meilleur que le père. Cette représentation de soi l’a peut être longtemps protégé de la colère contre son propre père, mais aussi d’une confrontation avec lui, à savoir s’il est réellement meilleur que son propre père. Au moment de la grossesse de sa femme, ce problème devient menaçant pour lui et le pousse à abandonner femme et futur enfant« pour ne pas faire souffrir mon fils, comme j’ai du souffrir !
On peut observer qu’au moment où Paolo est en train de devenir père, sa contre-identification (ou son identification complémentaire à l’agresseur) avec un père décevant, émerge dans toute sa force, bien que réprimée pendant si longtemps.
Lucie : Pendant son enfance et son adolescence, Lucie ha joué le rôle parental car elle a du prendre soin de ses frères et de ses sœurs plus jeunes. Elle a appris bientôt que la seule manière pour être valorisée par ses parents était d’annuler ses propres besoins de jeune fille et grandir rapidement, et elle a toujours cherché de les satisfaire, afin de maintenir la relation dont elle avait désespérément besoin. C’est ainsi que son identité s’est bâtie sur la représentation de soi même comme celle qui aide, celle qui a soin, celle qui est indispensable. Pour elle, laisser cette représentation de soi-même signifie – tout court – perdre sa propre identité : c’est peut être, pour cette raison qu’au moment de la séparation, explose en Lucie une colère croissante contre son partenaire
3. Relation de rôle dans le couple
Grace aux concepts de J. Sandler (1990), nous pouvons mieux comprendre la nature des dynamiques sous-jacentes à la relation du couple au début de la thérapie.
La parentification de Lucie, introjectée pendant plusieurs années, et devenue pour elle presque une « deuxième nature », la poussera à choisir un partenaire ayant besoin d’aide, avec lequel elle pourra être comme la mère qui prend soin de l’autre à condition d’être reconnue comme indispensable. C’est pour cela qu’elle ne peut supporter l’abandon de Paul, déclarant ainsi qu’elle n’est pas suffisante pour lui. Paul, de son coté, essaie d’exprimer enfin ses besoins de soin dans une relation conjugale avec une femme forte, compétente et capable de prendre soin. Mais lorsque la vie lui demande de prendre soin d’un enfant, il s’enfuit, car la peur d’être identique à son propre père, qui l’a abandonné, est insupportable.
La thérapie de couple les aide à reconnaître les identifications projectives réciproques.
Le récit de Paul, des soins à l’égard de sa mère et de son frère cadet pendant sa propre adolescence, lui fait prendre conscience ainsi qu’à sa femme, de sa capacité à avoir soin des personnes plus faibles, et ouvre une nouvelle perspective, en ce qui concerne la comparaison avec le père négligent et sa relation de couple, dans laquelle il ne se sent plus obligé de représenter toujours l’élément plus faible. En outre, Lucie a l’occasion de se reconnaître dans les efforts de Paul, lorsqu’ elle était adolescente, pour réprimer ses propres besoins et avoir soin de ceux des autres, et le besoin de la jeune femme d’être la mère idéale sans besoins devient moins rigide.
A la fin de la thérapie de couple, Paul est capable de prendre soin de son enfant, tandis que Lucie reconnaît d’avoir elle-même besoin de la présence de Paul – et non seulement leur enfant- elle accepte que Paul s’occupe de l’enfant sans elle. C’est ainsi que les deux partenaires jettent de nouvelles bases pour une nouvelle relation conjugale possible.
Conclusions
On peut lire la situation clinique présentée comme la description de quelques effets possibles à long terme de la parentification de l’enfant. La confusion hiérarchique des limites générationnelles de la famille pendant l’enfance et l’adolescence d’un enfant, auquel s’ajoute la demande faite à l’enfant d’assumer un rôle adulte, représente une forme de violence contre les enfants, parce que cette demande ne respecte pas leur besoin d’être objets de soin, ni leur naturel temps de croissance. La conséquence intrapsychique est souvent le développement d’un False Self (D.W. Winnicott, 1965), destiné à s’écrouler dans les différents moments de la vie, très souvent lorsque la situation demande au jeune adulte de faire face à sa nouvelle responsabilité de parent.
Voilà un aspect qu’il est utile de prendre en compte dans le travail de médiation et de thérapie avec les couples qui se séparent, afin de prévenir des troubles possibles chez les enfants.
La thérapie de couple se révèle comme un espace possible pour ouvrir une nouvelle dimension dans laquelle les partenaires peuvent penser, souvent pour la première fois, à eux-mêmes comme individus et comme couple (J. P. Matot, 2004). La re-visitation des histoires individuelles leur permet de reconnaître ce qui leur a manqué dans leurs familles d’origine, les respectives projections et projections complémentaires , cherchant un nouveau point de départ, soit pour leur relation de couple soit pour le lien avec l’enfant.
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Références Bibliographiques
Boszormenyi-Nagy I., Framo J.L. (1985), Intensive Family Therapy, Theoretical and pratical aspects, London, Routledge.
Bowen M. (1978), Family Therapy Techniques, Northvale, Jason Aronson Inc.
Buchanan C.M., Maccoby E.E., Dornbusch S.M. (1996), Adolescents after divorce, Cambridge, Harvard University Press.
Cigoli V., Scabini E. (2006), Family identity: ties, symbols, and transitions, London,
L. Erlbaum. Fivaz-Depeursinge E., Corboz- Warnery A. (1999), Le triangle primaire. La mère, le père e le bébé, Paris,
Odile Jacob.Gardner R.A. (1998), Therapeutic interventions for children with Parental Alienation Syndrome.
Cresskill, NJ: Creative Therapeutics.Hodges P. (1991), Interventions for Children of Divorce, New York,
Wiley.Holder A., A Contemporary View of Some of Joseph Sandler’s Key Concepts, in Psychoanalytic Inqury, 2005, 25, 148-172.
Manzano J., Palacio Espasa F., Zilkha N. (1999), Les scénarios narcissiques de la parentalité, Paris, coll. Le fil rouge, PUF.
Matot J.P. (2004), Perspectives psychanalytiques sur les réseaux de soins en psychiatrie, Acta Psychiatrica Belgica.
Minuchin S., Fishman M.C. (1981), Family Therapy Techniques, London, Harvard University Press.
Selvini Palazzoli M. (1988), I giochi psicotici nella famiglia, Milan,
Cortina.Stern, D. (1985), The Interpersonal World of the Infant, New York, Basic Books.
Winnicott D.W. (1965), The family and the individiual development, London, Tavistock Pubblications.
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Résumée
Des effets à long terme de la “parentification” de l’enfant: Les conséquences sur la nouvelle famille
Le cas présenté montre une situation dans la quelle la faiblesse ou l’absence des fonctions parentales chez une famille représente une sorte de violence contre les enfants, en particulier contre l’ainé, qui est souvent forcé d’assumer un role parental à l’égard des frères/sœurs plus jeunes et parfois même a l’égard de celui des parents qui est resté seul.
Pendant la thérapie de couple, les deux partenaires ont l’occasion de « mettre en paroles » la violence qu’ils ont subie: Paul, l’abandon paternel et ses conséquences, Lucie, le devoir de devenir adulte très vite, ce qu’elle a vécu comme la seule chance d’être acceptée par les autres. La narration en couple permet aux époux de voir l’enchainement de couple et de chercher une adaptation meilleure au niveau individuel, de dyade et de triade.
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Mots Clé
Parentification de l’enfant
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Resumen
Efectos a largo plazo de la «Parentificación» de los niños. Las consecuencias en la familia joven [1]
El tema que se presenta muestra una situación en la que la debilidad o la ausencia de las funciones de los padres en una familia representan una forma de violencia con respecto a los niños, en particular hacia el hijo mayor, el cual a menudo tiene que desempeñar un papel de padre hacia sus hermanos y hermanas más pequeños y, a veces para con el mismo padre que queda solo, sin su pareja.
Durante la terapia de pareja, tienen la ocasión de hablar de las violencias sufridas: en el caso de Paolo, del abandono paterno y sus consecuencias; en el caso de Lucia, de la necesidad de llegar a ser adulta rápidamente (hecho que ella consideraba como la única forma para que los demás la aceptaran). La narración por parte de la pareja, les permite a los cónyuges que entiendan el modo de ensamble de ellos como pareja y buscar un modo mejor de adaptación a nivel individual, diádico y tríadico.
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Palabras Claves
Parentificación de los niños – Efectos a largo plazo – Familia joven.
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Abstract
Long term effects of child parentification: the consequences on the new family
The presented case study shows a situation in which the weakness or the absence of the parental functions in a family represents a violence for the children, in particular for the eldest, who is often called to assume a parental role towards their younger brothers/sisters and sometimes towards their parent remained alone.
During the couple therapy, both partners have the opportunity to “put into words” the violence they suffered: Paolo his father’s abandonment and its consequences, Lucia her being forced to become adult very quickly, which she experienced as her only possibility of being accepted from the others. The conjoint narration allows the partners to “see” their couple joint and search for a better individual, dyadic and triadic adjustment.
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Key Words
Child Parentification – Long term effects – New family.
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[1]Versión supervisada de la traducción al castellano por Irma Morosini.