Dans la clinique des affections psychosomatiques, la réalité de la blessurephysique dénonce l’existence de blessures dans d’autres niveaux de la réalité. Le corps est utilisécomme scène d’un drame transubjectif qui rappelle la chaîne de nœuds qui existent tout le long des générations successives. Ces nœuds ont leur origine dans des conflits ou des situations traumatiques enkystées, dont le caractère insupportable les rend impensables.

L’analyse de l’histoire trans-générationnelle auprès de malades psychosomatiques,voit surgir des élémentsqui se répètent, signifiantla présenced’un passé qui pèse à travers ses silences et ses caches ainsi qu’à traversdes labyrinthes ingénieuxde mots exprimés avec réticence. Et voilà que le message chiffré prend la valeur d’une plainte.

La questionde la transmission commence parla fusion initiale syncrétique propre à la mère et au bébé, où des contenus inconscients déversent, par le désir, par la souffrance,des événements cachés dans la mémoire et destinés à un oubli impossible, avec le butde convertirce qui s’est passé en impensable. Être habité par les vécus de quelqu’un d’autre ne rend pas les choses manifestes, celadonne des signes, quelque chose d’étrange qui se passe au delà de soi même, dont on ne peut pas en parler parce qu’on le méconnaît.

Cette présence constitue le «négatif», elle est la présence de ce qui est absent, faute de contenu. Elle est aussiindicatricedela présence d’une énergie qu’on ne peut pas lier à aucun vécu ni mettre en mots permettant sa compréhension symbolique.

L’enfant doit accomplir la réparation dans l’imaginaire, il est porteur d’illusion et d’un mandat. Le sujet de l’héritage est destinépar l’histoire ancestrale à êtrele pilier narcissique qui reçoit la transmission d’un legs souvent idéalisé autant quemeurtrier et presque toujours confus. Le Moi, bien avant d’acquérir la conscience de cequ’il est, est investi et inscrit par une histoire qui ébauche les particularités de sa filiation. L’enfant advient dans cette histoire. L’histoire s’incarne en lui. Le corps est dans «l’ici maintenant», la scène où l’on joue aujourd’hui la scène métaphoriséedu «là-bas alors». Le corps devient un équivalant psychique qui remplacel’absence de mots avec un langage d’organes, tout en sauvant le symbolisme.

Démêler«l’au delà du corps»suppose comprendre le corps –lien de la vie intra utérine et des temps précoces de la dyade, où le corps de la mère est le vase communicant qui rend possible la circulation affective catéchiséedes significations de l’intime (des entrailles de corps à corps) – comme non étranger.

Le Moi de la mère est assez pour deux: c’est un corps, une psyché et un monde, et constitue un syncrétisme fusionnel avec le bébé; celui-ci sollicite avec les signaux de son corps ses propres besoins et manques, toujours urgents.

 

Vignette clinique

M. a 15 ans. Elle arrive à la consultation adresséepar son médecin généraliste, par unspécialiste en rhumatologie ainsi quepar son dentiste. Le motif de la consultationest une douleur extrême dans l’articulation temporo-maxilaire, depuis deux ans.

Les consultations cliniques et odontalgiques ont constaté la bruxomanieavec une détérioration de la densité des os et un début d’arthrose dans la même articulation. Elle dit «je passe tout le temps à serrer mes dents». Pendant la nuit elle utilise un protecteur buccal. La jeune filleprésente des contractures et fait des mouvements involontaires, du type coup de pied, «c’est comme si la jambe m’échappait, et je donne un coup de pied dans l’air, et à l’école, les filles ne veulent pas s’installer prés de moi, de peur que je les blesse. Je suis tout le temps nerveuse, je bouge, c’en est un besoin, je suis un peu incontrôlée. Je ne comprends pas ce qu’il m’arrive».

L’histoire clinique montre une famillecomposée depère, mère et trois enfants. Les frèressont des garçons plus âgés qu’elle. Cette fille naît désirée activement par ses parents.

Depuis son enfance, elle a des problèmes respiratoires. Elle est allergique et elle a subi deux incidents d’œdème de glotte. Elle utilise des médicaments en aérosol. Elle a besoin d’être dans des espaces ouverts. Depuis qu’elle est née elle pleure si on éteint la lumière faisant des crises impossibles à calmer. Elle panique dans l’obscurité.

A l’âge de 4 ans, M. et sa mère ont un accident de voiture. La mère subit des fractures, d’une commotion cérébrale. Pendant longtemps après l’accident la mère reste à la maison à cause de sarééducation et sa perte de mémoire. Cela renforce le lien très étroit entre elles.

M. commence l’école primaire maisne veut pas se séparer de sa mère. Ses pleurs désespérésne cèdent pas avec les explications, les cadeaux ou les punitions. Lorsque sa mère se fâche, elle accepte de rester à l’école. Cette scène se répètera chaque matin, pendant les trois premières années. Le tableau cède mais celarecommencera lorsque c’est la mère qui s’en va et elle la voit partir. La fille n’accepte pas de jouer avec les garçons à cause de leur agressivité et elle panique lorsque les jours de pluie ils font de la gym au sous-sol. On l’adresseà un cabinet psychologique.

Un de ses frères a une tumeur à la mandibule. Il subit quatre opérations avec des greffes des os. Le traitementdoit être suspendu à cause d’uneinfection.

Pendant la deuxième année (du collège)elle ne supporte pas rester en classe d’histoire (de l’Europe) devant certains sujets. Elle demande à se retirer ou elle tombe malade.Elle commence à serrer les dents et vers la fin de l’année elle a mal à la mandibule. Elle demande aussi à ne pas dormir seule. Elle pleure beaucoup, et elle ne supporte pas l’obscurité. Cette année elle échoue en cours d’histoire et doit passer un examen supplémentaire.

Constatant la perte de densité des os et un début arthrose dans l’articulation son médecin lui conseille un protecteur buccal. On demande alors une consultation psychologique.

Au début de la consultation, je demande des informations sur l’histoire familiale et le génogramme.

La mèredemande à venir toute seule, pour ajouter des détails de la vie familiale, dont elle n’avait jamais parlé et que personne ne connaît.

Sa mère (grand-mère de M,) a perdu père et frères lors de la guerre civile espagnole. Elle et sa propre mère (arrière grand-mère de M) se cachaient dans des grottes. Elles se sont enfuies dans un bateau, jusqu’au Chili. Là bas, chacune a travaillé comme employée domestique. Quelque temps après elles se sont séparées, car le patron qui l’avait embauché l’a amené dans une ferme, dans le Sud.

Une fois sur place, le patron l’amenait chaque nuit dans unecave obscure et la violait. Elle cherchait à être toujours prèsde la patronne de la maison pour éviter sa proximité. Malgré cela le patroncontinuait à la violer. Il introduisait un bout de toile dans sa bouche qu’il serrait étroitement l’empêchant de crier. Elle lui donnait des coups de pied dans le but de se défendre. Plus tard, elle est tombée enceinte et ils l’ont mise à la porte.

Elle a avorté en chemin vers Santiago de Chili. Elle a rejointsa mère puiselles sont venues en Argentine.

La mère de M. ajoute: «J’ai participé en politique… très activiste… je me suis battue pour les droits des déshérités, j’ai subi des persécutions, j’ai dû me cacher, on m’a retrouvé, et j’ai été en prison. Je suisallée dans uncamp…. J’ai passé longtempsles yeux bandés, dans l’obscurité complète, on m’a frappé pour que j’avoue où étaient mes camarades, je serrais alors mes dents, pour ne pas émettre un mot, même pas pour gémir; parfois, je pleurais, je faisais de gros efforts pour avaler mes larmes, par orgueil. Les crises d’asthme m’ont sauvé, on m’a emmené ailleurs, pour que je n’y meure pas…»

Elle ajoute qu’en écoutantmon récit des problèmes de M, elle a pensé à ses propres vécus et ceux desa mère, et qu’elle voulait m’en parler. Elle m’a expliqué que seulement son mari était au courant, caril était l’un de ceux qu’elle a empêché d’être découvert par la police «il a réussi à s’échapper à temps»

La mère de M me ditaussi que tout ce qu’il arrive à sa fille l’agace et qu’elle veut se débarrasser d’elle: «je n’ai jamais supporté les gens dépendantset avec ces histoires ma fille est dépendante et cela m’entrave».

Dans les dessins de M., elle dessine souvent des grillages et des endroits sombres. Cela réapparaît dans des contenus oniriques. Dans l’espace thérapeutique elle manifeste une fatigue évidente, on soupçonne uncytomégalovirus ou une mononucléose mais les analyses de laboratoire n’apportent aucune confirmation. Pendant des mois elle a du mal àrécupérer. Les douleurs de la mandibule diminuent, mais la difficulté pour se séparer de sa mère chaque nuit se manifeste par de vrais rituels pour repousser le moment.

Mère et fille soignent, prennent et élèvent des oiseux qui sont tombés du nid, pendant la journée, elles les laissent voler dans la maison.

Parfois elle est dégourdie pour répondre et décodifier les symboles; à d’autres moments elle ne l’est pas: M. panique quand elle doit répondre à des questions posées sous une formeautoritaire: «la mandibule se bloqueet je ne peux pas répondre»

Analyse du matériel

L’accident subi dans son enfance a installé une fragilité en créant un système d’alerte qui se poursuit et s’active à chaque occasion quotidienne de séparation. Chaque «au revoir» du jour, remet en question l’anxiété de la séparation, tel un présagede perte. Cela ouvreun canal par où des situations inconscientes transgénérationnelles se sont déversées, venant d’autres situations traumatiques ancestrales.

L’énergie affective est déliée surgissant à travers des mouvements involontaires; le besoin d’une plus grandemobilité alterne avec une fatigue plus émotionnelle que physique, mais qui apparaît dans son corps accompagnée d’une tristesse larvée.

La liaison temps externe/interne est altérée. Comme si le temps linéaire ne représentait rien, et tout était un temps circulaire destiné à la répétition dans un espace-temps arrêté. Nous l’observonsdans ses troublesd’apprentissage: comprendre/pas comprendre, grandir/pas grandir.

La séparation immédiate après l’accident, le temps de repos et de difficile réhabilitation de la mère, et sa perte de mémoire, ont accentué un autre type de distance.

Son besoin de compagnie pour dormir, de parler pour repousser le départ de sa mère de la chambre, devient un essai auto calmant de sa détresse. Le conflit entre attachement et non attachement marque à présent les déficits venant d’autrefois.

La fille rêvée par sa mère en tant queréparatrice de toutes les peurs, devient donc l’incarnation de la crainte, obligeantla mère à se rappelerde ses propres traumas, de sa propre dépendance. M, qui devait être sa libération, représente pourtant son attachement et sa vulnérabilité.

La psyché ne reste pas à l’écart de ce qu’elle a vécu, elle l’abrite dans une forme de métamorphose pour échapper à la conscience; le drame du vécu propre et celuide la longue chaîne générationnelle émerge dans la scène du corps.

La répétition des situations non choisies mais cherchées d’une manière inconsciente, a opéré par l’identification entre mère et fille, les nouant dans un compromis de fidélité. Elles sont restées prisonnières de la transmission que chacune a essayé de traiter à sa manière.

La grand-mère de M. a raconté à sa fille ses propres vécus d’horreur, ses pertes familiales traumatiques , le besoin de se cacher, l’obscurité des grottes, la douleur de la guerre, les peurs vérifiées, le voyage de l’expatriation vers l’abus envers son corps et sa liberté, et la pression d’une bouche bloquée.

La mère ne l’a pas su jusqu’à l’âge adulte, mais qu’est-ce qu’ils se ressemblent certains événements de sa vie à elle! Elle (archéologue) a eu besoin de chercher ce qui était caché dans ses recherches, d’exhumer ce qui était enterré pour découvrir les vestiges d’autrefois, établir ses revendicationspour les déshérités, quil’ont amenée par les chemins de l’obscurité jusqu’à perdre sa propre liberté, connaître l’obscurité avecles yeux bandés, serrer ses dents pour ne pas parler, tel que sa mère le faisait pour ne pas crier.

Ainsi le fait M. sans savoir pourquoi, jusqu’à abîmer ses os et avoir àquinze ans un problème particulier des gens âgés.

Nous travaillons en thérapie psychanalytique avec l’adolescente,essayant de lier l’énergie affective et de désarticuler le temps circulaire de la répétition. Les essais auto calmants compensent une partie de l’angoisse inconnue. Nous signalons à la mère comment opère-t-elle par signification la répétition chez sa fille, des situations de sa propre histoire, et toutes les deux sont par conséquent prisonnières de la transmission.

La mère accepte de raconter à Mimi, dans des séances conjointes une histoire qui lui appartient car son corps l’exprime; elle sait bien qu’il le faut pour libérer l’étrange, pour lier les expériences, et dépasser l’insurmontable. M. se récupère pas à pas de ses symptômes physiquesetcommence à comprendre le sens de son lien fusionnel.Simultanément, sa mère trouve un espace où la parole la libère de ses angoisses liées à des émotions bloquées depuis longtemps. Le processus thérapeutique peut produire des espaces pour integrer tous les membres de la famille.

 

 

Traducción al francés: Haydée Popper – Gurassa

Publicado en L’ Intermédiaire Nª 32. Bulletin d’ informations associatives et scientifiques de la Societé de Thérapie Familiale Psychanalitique d’ Ile de France. Octobre 2005.

 

_________
BIBLIOGRAFÍA

Aubertel, F; André – Fustier, F.: La transmisión psíquica familiar en suspenso. En Eiguer, A.; Carel, A.; André-Fustier, F.; Aubertel, F.; Ciccone, A.; y Kaës, R.: Lo generacional. Abordaje en terapia familiar psicoanalítica. Amorrortu. Buenos Aires, 1998.

Bleger, J.: Simbiosis y ambigüedad. Estudio psicoanalítico. Paidos. Buenos Aires. 1967.

Bowlby, John: La separación afectiva.Paidos. Barcelona. 1985.

Houzel, D.: La folie des ancêtres et le contenant familial. Revue Groupal. París. 1996.

Kaës, R.;Faimberg, H; Enriquez, M.; Baranes, J. J.: Transmisión de la vida psíquica ente generaciones. Amorrortu. Buenos Aires. 1996.

Kaës, R. : La polyphonie du rêve. L’ expériencie onirique commune et partagé. Paris. Dunod. 2002.

Lebovici,S.: Cf. Una nueva patología: Disarmonías en las interacciones tempranas. Situaciones especiales. Buenos Aires. Julio. 1991.

Mc Dougall, J.: Teatros del cuerpo. Julián Yebenes. Madrid. 1991.

Mijolla, A. de: Prehistories de famille. Presse Universitaires de France. Paris. 2004.

Racamier, P. C: Le travail des secrets: préliminaires. Revue Groupal. París. 1996.

Smadja, C.: Los auto calmantes o el destino inacabado del sadomasoquismoEn Rev. De Actualidad Psicológica. Año XXIV. Nº 265/junio 1999. Pp. 23 – 24 – 25.

Tisseron, S.: Secrets de famille. Mode d’emploi. Ramsay. París 1996.